SEPt fois sa langue dans sa bouche
L'un des aspects les plus invisibles, insidieux, envahissants, de mon Passager noir, ce sont les effets de ses sales pattes sur mes "capacités cognitives". C'est bien abstrait ce terme : l'apprentissage, la concentration, l'anticipation, la mémoire de travail .... En voici donc un exemple concret qui me tue, me détruit, me fait perdre le goût de toute chose car il abîme ma vie de famille au quotidien.
J'ai toujours eu, on me l'a assez reproché, le verbe haut et défensif, la parole incisive, précise, chirurgicale, au service d'une franchise dénuée de malice, plus subie que revendiquée, qui m'a fait questionner même, à l'âge adulte, mon appartenance à la famille des Asperger (??)... J'ai été, je suis encore, l'objet de railleries de la part des sous-doués du Verbe, des classés, eux, valides mais pourtant handicapés du "euuuuh", du "stadjire", du "voilà quoi" et autres tics de langage qui viennent bien souvent combler le néant suspendu entre les morceaux de leurs phrases.... Je m'égare dans ma colère....
Je sais parler, je sais dérouler par oral une phrase complexe ornée parfois, audace oratoire, de quelques relatives, et de virgules piégées desprogiennes ; je m'exprime aisément et avec fluidité, et ça complexe les cons ; je m'exprimais .... avant que la SEP mandatant son aigle bouffeur de foie ne me dévore, écartelée et nue, un peu plus chaque jour....
Mais cette éloquence ne s'est jamais alliée à un fond de méchanceté, qui n'existait pas, et je me suis toujours trouvée incapable de faire du mal aux autres avec cet outil pourtant si efficace que peut constituer la langue, à qui sait la manier.
Depuis quelque temps cependant, les mots me font la nique : non contents de se carapater parfois (il y a un monde fou "sur le bout de ma langue" !), il leur arrive, et c'est beaucoup plus grave, de se précipiter hors de ma bouche sitôt pensés, regrettés, déjà repris mentalement, et rien ne peut alors les empêcher de sortir. J'en suis terriblement malheureuse. Oui il arrive à tout un chacun de penser "mais t'es conne ma parole !" sur une maladresse, mais le dire ?? l'entendre sortir de soi juste pour l'avoir formulé dans sa tête, en s'interdisant de le prononcer, lorsqu'on parle à ses petits ?? C'est un crève-coeur. C'est une maltraitance que je leur fais, en pleine conscience mais comme spectatrice impuissante, sans pouvoir l'empêcher, comme si je les rouais de coups d'un bras mu par une colère déjà morte et dirigé par quelqu'un d'autre !! Je suis le pantin de mon propre verbe.
Je vais tâcher d'armer, encore, mes filles, de leur donner une clé pour tourner en dérision ces mots diarrhéiques malodorants qui font mal autant à entendre qu'à prononcer : "maman !!! t'as pas tourné SEPt fois la langue dans ta bouche !", et peut-être saurai-je alors leur demander pardon sans pleurer toutes les larmes de mon corps, parce que oui, ces jours-là j'ai de vraies envies de mourir, tant je me fais horreur, oui ces jours-là je me dis que je prendrai n'importe quel médicament dont on me vantera les effets possibles sur ce "trouble de l'inhibition" ; oui ces jours-là je suis prête à tout.